Stories fantomatiques, expérimentations anthropologiques, géométrie déambulatoire, autant d’éléments révélateurs d’un imaginaire couleur pastel : mes peintures fouillent et frayent à travers les strates d’une question du temps, un temps qui s’incarne.

Dans bon nombre de ses peintures, Fred Mèche décortique les espaces intérieurs en superposant les perspectives. Les déformations de l’espace que l’on observe viennent de ce que différents points de vue s’interpénètrent. Dans Unité rationnelle et heure de Jérémie, le temps subjectif et le temps objectif sont mélangés. Le sentiment de la durée et la discontinuité des instants, le jeu de la répétition et celui des différences, la routine et les événements apparaissent ensemble. Le temps subjectif est objectivé dans la représentation picturale, sans pour autant se désagréger complètement. Ceci ne peut avoir lieu sans absurdité. Il n’y a plus alors que l’apparence d’un scénario, qui peut très bien différer selon l’interprétation de chaque spectateur. L’absurdité de l’existence s’en trouve soulignée.

Un portrait de Bernard Stiegler le montre parlant (à) et écoutant « un autre » Bernard Stiegler. Il monologue – ou mieux auto-dialogue. Une certaine solitude ressort du personnage ; celle dans laquelle nous inscrit toute expression. Les occurrences du philosophe se trouvent dans un temps brisé, dissocié, différentiel. La proximité spatiale est un leurre. Le petit monde qui peuple les tableaux est solitaire. C’est une foule égocentrique échappant au temps commun, tissée de temporalités multiples. S’agit-il d’une peinture solipsiste ? Le peintre fait parler ses personnages, mais en réalité il est seul avec lui-même et est isolé de lui-même. Il se manque. La proximité spatiale rend plus cruelle encore la distance infinie qui nous sépare. Avec ces individus atomisés dans un intérieur moderne, cette peinture est celle de notre époque. C’est une peinture nécessairement contemporaine.

L’éclatement de soi n’est pas uniquement d’ordre psychique. Dans les peintures de Fred Mèche, les corps et les espaces sont déformés, comme assujettis à la courbure de l’espace temps. Le damier rappelle la peinture hollandaise et l’ordre géométrique de l’architecture. En même temps, la vie organique y apparaît dans son instabilité et contamine l’espace géométrique en le déformant. Le jeu des volumes accueille la chair qui semble à la fois écrasée et protégée par l’espace construit – qui est une sculpture gigantesque retournée comme un gant sur ce qu’elle enveloppe. Les appartements sont comparables à des aquariums glacés, dans lesquels évolue la chair rendue à son animalité, menacée de se dissoudre et de décomposer la sage géométrie environnante.

Raphaël Edelman

La série de Frédéric Mèche décline les figures de la femme, depuis sa jeunesse insouciante exorcisant dans le jeu le deuil d’un corps chéri, ou jouant avec le feu. Dans une théâtralité exacerbée, l’Indomptable, fauve et fatale, a conquis un Smoke ring de Bruce Nauman. La Rivale de celluloïd gît, finalement mutilée. Tandis que la Revenante de 4 48 Psychose a quitté la scène, l’Anonyme provocante est suspendue dans une méditation dubitative et décalée. Ces héroïnes à la carnation frémissante sont serties par des aplats structurant des espaces intérieurs épurés, mais dont les variations colorimétriques irisent l’énergie dramatique des intrigues. Cet espace intime où se trament de possibles théâtres de la cruauté dont le spectateur est le voyeur indiscret, n’est pourtant pas claquemuré. Une issue est toujours possible, celle d’une échappée subreptice ou d’une sortie de secours, extincteur à l’appui pour conjurer, d’une oeuvre à l’autre, La consumation des sens. De même, un mouvement optique et narratif se profile, comme l’appel, sonore, encouragé par le glissement des bouteilles qui s’échappent d’une perspective savamment perturbée, ou encore le flottement apaisant d’Un moment confortable pour Yara ou d’une apesanteur dans le lit de Marina.

Dans ces lignes à hautes tensions, l’alternative conduite par de nombreux titres croise le systématisme de noms – exception faite de Bénonine – travestis par une terminaison voluptueuse. De même, en se démarquant de la Grande Peinture, et s’inscrivant de plein pied dans une modernité recomposée mais redevable aux Maîtres (Vermeer, Balthus, Bacon, De Chirico,…) et parcourue par les signes permanents de l’art (le masque, le socle, le musée, l’oeuvre), Mèche ouvre des perspectives qui renouvellent à la Heidigalerie le Panthéon des égéries, et leurs armes imparables, les chaussures à talons, provisoirement inoffensives mais chargées d’humeurs, prêtes à frapper de nouveau.

Murielle Durand-G